Entretien avec l’association Solidarité Afrique FARAFINA
Madame Perpétue Nshimirimana( P.N dans le texte), Madame Mireille Keita-Gilgien (M.K.G dans le texte)
P.N: Avez-vous une photo, un objet marquant qui vous renvoie à un moment significatif de votre moment migratoire ?
M.K.G: Alors, une photo, je n’ai pas. Mais j’ai quand-même une image qui reste toujours dans ma tête. L’image de voir mes parents les larmes aux yeux me disant au revoir. Cette image me poursuit, je crois que depuis ce jour-là jusqu’à maintenant, j’ai de la peine à dire au revoir à quelqu’un, même à quitter quelqu’un une heure, deux heures, c’est difficile.
P.N: Vous, vous êtes venue en Suisse dans le cadre de votre mariage. Pourquoi ça vous a fait tant mal de quitter vos parents ?
M.K.G: Oui, c’est vrai que moi j’ai quitté ma terre natale par amour parce que j’ai rencontré mon mari au Mali. Vous savez, quand on décide de partir, même que ça soit par amour, il y a quand-même un deuil à faire. Un deuil de ce qu’on vivait là-bas, de ses amis, le fait de recommencer aussi une nouvelle vie. De voir mes parents pleurer, ça c’était dur pour moi mais aussi, ce qui était difficile, c’est de partir sans savoir quand on reviendra. Partir, c’est quand-même migrer, migrer ce n’est pas rien. On quitte quelque chose pour recommencer quelque chose d’autre. Et ça c’est jamais facile, c’est jamais évident, même si c’est par amour. Il y a ce mot « quitter » quand-même. Et ça, ça a été difficile pour moi.
P.N: J’aimerais qu’on parle un peu de vous. Qui êtes-vous ? Pouvez-vous parler de vous pendant quelques instants ?
M.K.G: Je m’appelle Mireille Keita. Je suis originaire du Mali. J’ai toujours vécu au Mali. Lorsque j’avais neuf ans, j’ai eu un gros traumatisme qui m’a poursuivi jusqu’à maintenant : le décès d’un enfant par manque de soins. Tout ce que je fais dans ma vie jusqu’à maintenant, est lié à ce fait-là.
P.N: C’était un enfant de votre famille ?
M.K.G: Non, un enfant du quartier qui est mort par manque de soins. Impossible de le soigner car la famille n’avait pas de moyens. Et moi, tout ce que je fais dans ma vie est en lien avec ça. Mon rêve d’enfant était de devenir Docteur, médecin pour pouvoir soigner les enfants gratuitement. Mes poupées, je les soignais gratuitement. Je voulais changer la vie de l’autre. C’est ça qui me définit depuis toujours. Je faisais partie de plusieurs associations dont une s’appelle « L’association Club pour l’enfance »
On organisait des rencontres entre les enfants. On essayait d’aller dans les prisons pour mineurs pour lire des livres. On essayait de changer la vie des enfants de la rue avec ce club. Quand j’étais au Lycée, j’étais aussi la vice-président de la « Jeunesse OUA », l’Organisation de l’Unité Africaine. Et puis lorsque j’ai rencontré mon mari, que je suis venue vivre ici, j’aidais le Mali à travers les actions de vente de produits artisanaux. Le but était de pouvoir aider les artisans à sortir de leur vie quotidienne. Maintenant ça fait depuis six ans que j’ai créé ma propre association.
P.N: Cette initiative de créer quelque chose ici en Suisse pour aider les femmes qui étaient au pays vous est venue comment ?
M.K.G : Avant de quitter le Mali, j’étais la vice-présidente d’une association qui s’appelait « Promo-Art » qui permettait de faire la promotion des artisans du Mali. Lorsque je me suis mariée et que je suis venue ici en Suisse, c’était aussi pour moi une manière de continuer cet engagement que j’avais commencé au Mali. Ces artisans m’envoyaient leurs bijoux et moi je faisais toujours un partage. Dans tout ce que je fais, j’ai toujours fais des partages. J’organisais des soirées de partage, un peu comme les soirées TUPPERWARE. Je montrais les bijoux de ces artisans mais en même temps, à travers la vente de ces bijoux, je profitais aussi pour valoriser la culture d’où je viens. Donner la possibilité à ces artisans de pouvoir continuer au pays, au Mali et puis se faire connaître ici.
P.N: Seules des femmes constituaient ce groupe ?
M.K.G : Alors, il y avait beaucoup de femmes mais il y avait quelques hommes aussi. Mais la plupart, c’était des artisanes, femmes.
P.N: Avec un peu comme objectif de les sortir de l’ombre ?
M.K.G : Oui, non seulement de les sortir de l’ombre mais de leur donner la possibilité de prendre en charge leur propre vie, leur destinée. Parce qu’il faut dire que, souvent, la plupart de ces femmes, c’est tellement difficile pour elles. La plupart comptent beaucoup sur l’homme pour pouvoir s’en sortir. Ce n’est pas évident pour elles. Notre objectif était de pouvoir les aider à avoir un métier à elles, manuel ou artistique. Leur donner une chance de s’exprimer, de pouvoir être elles-mêmes et de ne pas être dépendantes d’un homme ou de qui que ce soit. Ça leur permettait de s’affirmer et de sortir de leur train-train quotidien. Ces bijoux qu’elles fabriquaient étaient pour elles aussi une manière d’avoir de l’argent pour subvenir aux besoins de leurs familles. Il ne faut pas oublier que souvent en Afrique, c’est la femme qui s’occupe de l’éducation des enfants et qui prend soin aussi de sa famille. Ceci lui confère un poids énorme. Souvent, les femmes ne peuvent pas continuer leurs études parce qu’elles doivent, malheureusement, arrêter pour pouvoir s’occuper de la famille. Souvent, une fille doit arrêter d’étudier quand elle est encore chez elle, dans la famille dans laquelle elle est née. Elle doit aller au champ cultiver ou tout simplement arrêter parce qu’il y a encore des endroits où on pense qu’une femme instruite ça ne sert pas à grand chose. Il y avait quand-même tout ça et puis nous, avec ce projet-là, on voulait un peu casser toutes ces moeurs-là et donner la possibilité à une femme de s’exprimer, de pouvoir avoir un métier pour ne pas être sous l’emprise d’un homme. Qu’elles puissent avoir leur liberté, leur autonomie aussi.
P.N: Il était né quand ce projet ?
M.K.G : Il y a maintenant une vingtaine d’années.
P.N: C’est un projet qui est toujours en cours ?
M.K.G : L’association « Promo-Art » existe. Elle est tenue par Madame Mariko. C’est moi qui n’en fais plus partie parce que pour moi c’était un peu compliqué, étant loin, de continuer à être membre. Il y avait des valeurs qui commençaient à se mettre en place qui ne me correspondaient plus. Ça veut dire qu’on attendait beaucoup sur moi. On attendait que je vende vite avec cette idée qu’en Europe, il y a assez de moyens. Vite vendre ces produits et vite amener l’argent. Je n’étais plus sur place et pour moi, c’était un peu compliqué à gérer. Des fois aussi, je ne savais pas réellement si c’était ces femmes qui faisaient ça. Il faut aussi se dire que quand je suis arrivée ici, il a fallu, un moment donné, s’adapter, ce qui n’était pas évident. Un moment donné, j’ai voulu, moi, m’adapter ici, avec les enfants. J’ai eu les enfants très vite. M’adapter d’abord ici, connaître un peu ici afin de, à nouveau, m’engager pour mon pays. Quand j’ai voulu m’engager pour mon pays, j’ai voulu faire autrement. Je suis partie dans l’idée de redonner la dignité, dans l’idée qu’on fasse les choses sur place, dans l’idée que c’est eux, là-bas, qui fassent les choses. Je voulais qu’ils n’attendent plus qu’on vienne réaliser des projets pour eux. Même les bijoux que je vendais ici, les femmes pouvaient les vendre au pays ou se débrouiller pour les vendre. Ne plus attendre sur quelqu’un pour pouvoir réaliser quelque chose. C’est pour cela qu’en voulant faire une autre association, j’ai voulu vraiment changer, partir sur le fait de redonner la dignité. A partir d’ici, essayer de changer les idées reçues qu’on peut avoir sur l’Afrique et en Afrique, essayer de changer les idées reçues que les gens peuvent avoir sur l’Europe. J’ai voulu créer une association en faisant un pont accessible, que ça soit pour les gens de mon pays et puis, pour les Suisses. Tout s’est fait naturellement. Les choses se sont mises ensemble sans que j’aie besoin de faire des efforts drastiques ou quoi que ce soit.
P.N : Quand est née l’association Solidarité Afrique FARAFINA ?
M.K.G : C’est lors d’un voyage, il y a cinq ans, que mon papa me parle d’une fille qui n’était pas bien. Et puis cette fille avec sa maman m’ont vue, elles sont venues au champ de mon papa. Cette fille qui avait neuf ans, était en train de mourir. La mère et l’enfant venaient me demander de l’aide, elles m’avaient vue avec mon mari qui est blanc. Alors, en voyant cet enfant, tous les souvenirs d’enfance me sont revenus sur la figure. Les souvenirs de cet enfant que j’ai vu quand j’avais neuf ans, cet enfant qui était décédé, faute de soins. Je me suis dit : « Ce n’est pas possible, je ne vais pas revivre ça » J’ai refusé de donner non plus de l’argent à cette femme, je trouvais que ce n’était pas ça qui allait sauver l’enfant. J’ai pris la décision d’accompagner cette famille-là. J’ai amené l’enfant à l’hôpital, dans une clinique et puis j’ai commencé à le faire soigner. C’est en soignant cet enfant que l’association, petit-à-petit, a vu le jour ici. J’ai appris que dans son village, qui s’appelle Sikoro, un village qui se trouve à 35 kilomètres de Bamako, il n’y avait ni dispensaire, ni eau potable… Il n’y avait rien dans ce village. C’est comme ça que l’idée est venue de faire un partenariat, un échange avec ce village. Nous ici, nous voulions apprendre d’eux et eux, là-bas, pouvaient avoir la possibilité d’apprendre de nous. C’est comme ça que, lors de mon deuxième voyage j’ai pu, avec l’aide de mon papa qui a fait le lien et a consolidé la construction de ce pont que je voulais faire avec eux. Cela impliquait d’aller voir les chefs du village, discuter avec eux et voir ce que nous pouvions faire ensemble. C’est là que, de suite, l’envie d’un dispensaire a vu le jour. Les villageois m’ont de suite parlé de cette nécessité. Mais il faut dire que ce jour-là c’était beaucoup les hommes qui parlaient, il y avait des femmes aussi. Elles se sont également exprimées. A ce moment-là c’était un dispensaire. J’ai parlé du fait que l’association va être créée et que cette association sera basée sur certaines valeurs, très importantes. Ça veut dire que nous n’allions pas pouvoir apporter du poisson tout cuit dans une assiette, que ça, c’était révolu. C’est une vision qu’il fallait changer. Il fallait sortir de l’idée qui existe depuis longtemps qu’on vienne aider les Africains, les pauvres petits africains. Ça n’a pas souvent marché, c’est un modèle qui a montré ses limites. Nous, on proposait d’amener plutôt une canne à pêche. Cette canne à pêche qu’ils pouvaient utiliser quand ils avaient envie d’aller pêcher du poisson. L’idée était de pouvoir les rendre autonomes, de leur donner le libre choix et de ne pas leur imposer quoi que ce soit. Je voulais une aide qui ne rend pas dépendant mais une aide qui les conduirait à l’autonomisation. Ils ont bien compris ce que je voulais dire et ça les a énormément touché. Ils m’ont dit que ça leur parlait énormément, que ça leur permettra, à eux aussi, de garder leur dignité. Ça veut dire que eux-aussi allaient pouvoir montrer leur savoir et que ce n’est pas que mon savoir qui était important. Je les ai rendu attentifs sur le fait que le savoir acquis en Suisse n’était pas mieux que le leur. Ce n’était pas parce qu’il y avait des Blancs dans l’association que nous étions meilleurs qu’eux, non. « Vos savoirs sont aussi magnifiques. Si on essaye de mélanger les deux savoirs, nous allons faire quelque chose d’extraordinaire », leur avais-je dit.
Du coup l’association, créée en 2016 et qui s’appelle Solidarité Afrique FARAFINA, a deux buts : Le premier, c’est de soigner des enfants malades au Mali, leur donner la dignité à eux et à tout un village, permettre à des femmes de ce village d’être le plus autonome possible, acquérir des métiers. Le deuxième but, qui concerne la Suisse, le pays où je suis, où j’habite, est de faire des événements pour le bien vivre ensemble. Ça veut dire permettre à la population nord-vaudoise de pouvoir connaître la culture africaine, en l’occurence celle du Mali. Faire découvrir cette culture à travers l’art, la cuisine, la danse… L’idée est de casser cette peur de l’autre et pouvoir aller les uns et les autres, l’un vers l’autre, sans avoir des préjugés, sans se monter la tête.
C’est comme ça que cette association a été créée avec un noyau fort. Comme nous on est allé au village pour dire qu’on ne voulait pas apporter les petits poissons tout cuits, j’ai voulu maintenir ça ici. C’est vrai que dans notre association, nous recevons des dons mais la plupart de l’argent récolté est le fruit de notre travail. Le fruit de ce que nous voulons montrer ici dans le nord-vaudois. C’est pour cela qu’il y a eu un premier programme que j’ai mis en place, un projet qui s’appelle « BIENVENUE CHEZ MOI ». Pourquoi Bienvenue chez moi ? C’est vraiment donner la possibilité à des familles nord-vaudoises d’ouvrir la porte de chez eux pour pouvoir accueillir des familles migrantes. Pour pouvoir les connaître. Ces familles migrantes sont là. Elles arrivent des fois anéanties. Alors, je donne la possibilité à la famille suisse de pouvoir les accueillir. Pas les accueillir n’importe comment. Elles arrivaient chez eux. Pendant une journée, elles devaient cuisiner les plats de leurs pays, faire connaître leurs pays à travers les plats culinaires. La cuisine, c’est universel. Tout le monde cuisine et puis la cuisine amène beaucoup d’amour. Elle ouvre les coeurs. Ce projet est venu et ça ne s’arrêtait pas au fait que la famille migrante propose des plats. La famille suisse qui les recevait les faisait visiter un endroit qu’elle aime bien, leur expliquait pourquoi. Ainsi, ces familles migrantes découvraient un peu la Suisse à travers ces visites-là. Le soir c’est elle maintenant, la famille suisse qui faisait un plat suisse pour faire découvrir à ses invités, les mets suisses. L’idée c’était qu’ils réfléchissent ensemble sur la manière de mélanger ces deux plats pour en faire un. Ces rencontres se terminaient par une grande fête à la grande salle de Baulmes, les gens pouvaient venir goûter ces plats de la mixité.
Pourquoi cela ? C’était tout simplement pour dire que si on peut mélanger nos cuisines, nos plats, si on peut mélanger nos saveurs, on peut aussi mélanger nos savoirs, dans le respect réciproque de chacun.
P.N: Autrement dit l’intégration des migrants par des rencontres directes avec les Suisses ?
M.K.G : Bien sur, exactement. Le but c’était ça. En faisant des actions, en prouvant qu’on pouvait le faire, que ces familles qui venaient étaient comme une famille d’ici, que ces familles-là ont d’énormes blessures, que ces familles qu’on montre des fois du doigt en disant qu’elles sont migrantes sont comme une famille suisse. Finalement, le mot « migrant » se rapporte à tout un chacun. Chacun sera obligé un jour de quitter cette terre, cette terre qu’on a tant aimé, cette terre qu’on a tant protégé, cette terre sur laquelle on ne voulait voir personne venir. Un jour on la quittera et quand on quitte quelque chose, on migre. Dans ce sens, nous sommes tous des migrants. Nous allons tous mourir. Tant qu’il y a la mort qui est pour tout un chacun ici, pour chaque être humain, le mot migrant devrait s’appliquer un peu pour tout le monde.
Ce projet, il est extraordinaire. D’ailleurs, il a reçu le prix « IntégrAction Vaud » en 2019, un prix créé en 2009 par la Chambre cantonale consultative des immigrés (CCCI). Cette dernière précise que « Depuis l’origine, il récompense un projet visant à promouvoir des mesures concrètes en faveur de la coexistence des populations suisse et étrangère dans le canton de Vaud ».
Je pense que ce projet parle à beaucoup de gens parce qu’il fait réfléchir. Il dit vraiment que finalement l’humilité, ouvrir son coeur à l’autre est la chose la plus importante. Il ne faut pas laisser la peur nous éloigner, nous diviser. Il faut se dire que le rejet des migrants, de l’étranger c’est souvent tout simplement la peur de l’inconnu. Et ça, on le trouve partout, ce n’est pas qu’ici en Suisse. L’association se bat énormément par rapport à ça, pour casser les idées reçues, de tous les côtés, au Mali comme ici. Ça, c’est un des projets qu’on a menés ici dans le canton de Vaud.
Nous avons un deuxième projet qui est de donner la possibilité à des associations de récolter des fonds en faisant un marché multiculturel à Baulmes. Ce marché multiculturel permet de montrer qu’on peut cohabiter ensemble, tant qu’il y a le respect, tant qu’il y a le dialogue, tant qu’il y a l’ouverture. Souvent beaucoup de gens parlent d’aider. Aider quelqu’un des fois ce n’est pas donner de l’argent. Aider quelqu’un ce n’est pas donner des habits qu’on n’a pas utilisé ou qu’on n’utilise plus…, pour se donner une bonne conscience. On peut tout simplement aider quelqu’un avec un sourire. Un sourire ça ne coûte pas. Ça ne coûte pas à celui qui le donne. Celui qui le reçoit, ça peut lui changer sa journée. C’est pourquoi souvent je dis qu’aider quelqu’un c’est un don et ce don est donné à tout le monde. Tout le monde peut aider, tout le monde peut faire quelque chose. Il ne s’agit pas de faire des choses incroyables, non. Un petit sourire, respecter l’autre tout simplement est déjà quelque chose d’extraordinaire.
Un troisième projet important que nous avons mis en place ici en Suisse est la journée BADEJNA. En langue Bambara, BADEJNA veut dire « Lien ». Le but est de permettre aux élèves du canton de Vaud de pouvoir faire des liens, de tisser des liens avec d’autres cultures, de connaître d’autres cultures. Je me dis que si on veut que ce monde change, il faudra peut-être aller regarder comment changer quelque chose depuis la source. Ces enfants, c’est eux l’avenir de demain, ces enfants-là c’est eux les adultes de demain. Si on arrive à les toucher, eux après pourront toucher leurs enfants qui, peut-être, voudront vivre dans un monde meilleur, un monde sans toutes ces discriminations. Un monde où tous les êtres humains seront égaux. Il ne faut pas oublier qu’ à la naissance déjà, nous naissons tous de la même manière. De pouvoir mettre ça, intégrer ça dans le fonctionnement des enfants, qu’ils puissent mettre l’humanité devant toute chose, ça serait extraordinaire. Que quelle que soit la couleur de la peau, les enfants sont aussi performants les uns que les autres. Un enfant blanc n’est pas plus performant qu’un enfant noir et vice-versa, un enfant gros n’est pas mieux qu’un enfant mince et vive-versa, ceux qui ont les yeux bleus ne sont pas mieux que ceux qui ont les yeux noirs etc. Cette journée est très très importante. Les enfants participent à beaucoup d’ateliers. Nous avons des artisans qui viennent du Mali, qui viennent montrer leur art, montrer que, malgré le peu de moyens, ils peuvent fabriquer leurs instruments de travail, arrivent à s’en sortir avec cela.
Cette journée se déroule en même temps que le festival YELEN, qui veut dire « Lumière », dans ma langue. Le festival se déroule sur quatre jours mais deux jours sont dédiés aux élèves. Les élèves viennent profiter de la structure de YELEN.
P.N : Est-ce que finalement ce dispensaire a vu le jour ?
M.K.G :Avec le premier festival YELEN que nous avons organisé ici, nous avons pu récolter des fonds. On a envoyé ces fonds là-bas. Comme je vous l’ai dit, l’association est là pour donner la dignité. Le village a bien participé vraiment. Tout le village, que ça soit les enfants, que ça soit les femmes, les hommes, tout le monde à mis la main à la pâte. Le chef du village a offert un terrain et toute la main d’oeuvre, c’est le village qui l’a donnée, heureusement. Si non, nous n’aurions jamais pu le construire aussi rapidement. Et au bout de seulement trois mois, un dispensaire est sorti de terre. Mais quand le dispensaire est sorti de terre, j’ai eu un téléphone des femmes du village qui m’ont dit : « Nous sommes tellement heureuses d’avoir ce dispensaire mais nous on voulait savoir si on ne pouvait pas en faire plutôt une maternité. Parce que nous les femmes, pour accoucher, nous allons accoucher un peu loin. Et pendant la saison des pluies, les routes sont inondées. Il y a de l’eau, on ne peut pas traverser. Le pont est plein, on ne peut pas traverser. Cela amène des fois qu’il y a des femmes qui meurent en couches, des femmes qui accouchent dans la rue, tard le soir et sans avoir accès aux médicaments. On pourrait les accoucher à la maison mais seulement, s’il y a des complications, elles ne peuvent pas avoir vite des soins adéquats. Est-ce qu’on peut faire pour ça une maternité au lieu d’un dispensaire ? » Alors, moi j’ai trouvé ça extraordinaire. J’ai dit : « Ecoutez, ça c’est à vous de voir. Moi je ne vis pas là-bas. Quand j’étais venue, vous m’aviez dit que vous vouliez un dispensaire. On avait vu que cette petite qui était malade devait faire 35 kilomètres chaque fois pour aller faire ses soins, à Bamako. L’idée c’était qu’elle ne puisse plus faire ces allers-retours. Mais si vous, vous sentez le besoin, vous pensez qu’une maternité vous apportera beaucoup plus qu’un dispensaire, pourquoi pas ? C’est à vous de décider. C’est ce que je disais, cette aide ne doit pas vous rendre dépendants, vous devez être libres d’avoir vos choix, de décider. C’est ça cette dignité que je veux que vous retrouviez » Alors du coup, elles ont fait une maternité. Elles s’étaient mises d’accord avec le chef du village, aves les hommes.
P.N : Et cette maternité fonctionne ?
M.K.G : Le deuxième festival, on avait l’argent. Je leur ai dit que si elles voulaient construire un dispensaire, elles pouvaient avec cet argent-là. C’est comme ça qu’on a fait. A côté de la maternité, il y avait encore une place sur laquelle ils ont construit un dispensaire, avec l’accord du chef du village. Ce sont les hommes du village qui l’ont construit avec l’aide des femmes. Quand les hommes faisaient les briques, ce sont les femmes qui venaient arroser, les enfants aussi. Tout le monde a participé. Quand il y a eu ces deux joyaux-là dans le village, nous avons voulu mettre en place là-bas aussi un festival mais qui s’appellerait YELECOURA. Ici à Baulmes le festival qui se passe chaque fois au mois de septembre s’appelle YELEN qui veut dire Lumière. YELECOURA ça veut dire Nouvelle lumière. Pour eux, leur festival je voulais le nommer Nouvelle lumière. Pourquoi Nouvelle lumière ? C’était de dire que c’était une nouvelle façon d’aider, une nouvelle façon de casser les idées reçues, une nouvelle façon de se relever et de prendre sa propre vie, son propre destin en main. Une nouvelle façon d’y croire, de croire en soi, de ne pas douter, une nouvelle façon de voir que tout ce qui a été acquis avec les ancêtres est là, qu’il ne faut pas le délaisser. « Ce sont vos savoirs, il faut les prendre, les utiliser avec d’autres savoirs, pour aller de l’avant », leur ai-je dit.
La première édition, j’ai décidé d’aller là-bas avec ma famille. Quand nous sommes arrivés dans ce village, à ma grande surprise, tout le village était là, plus les villages avoisinants. Ils m’ont accueillie avec des coups de fusils, la danse. Nous étions accueillis comme des rois, ma famille et moi. Et puis au moment de traverser le pont pour arriver chez eux dans le village, c’est la petite fille qu’on a soigné pendant quatre ans, Alima, qui avait bien grandi, qui venait vers moi me donner de l’eau pour me souhaiter la bienvenue et nous ouvrir la porte de son village. J’étais beaucoup émue et j’avais beaucoup de joie. Nous avons traversé ce pont, nous sommes allés dans ce village. C’était quatre jours de folie où nous avons fait l’inauguration de la maternité et du dispensaire. Nous avons fait la connaissance des deux premiers bébés qui étaient nés dans cette maternité. Une s’appelait Mireille. Dans le village maintenant, deux enfants s’appellent Mireille. Ce qui était le plus touchant, c’est que c’est un village où tout le monde est musulman mais cela ne les a pas empêchés de donner un prénom chrétien à leur enfant musulman en guise de remerciement. Ça a continué comme ça.
Troisième festival, nous leur avons fait un forage d’eau. Et puis en 2020, nous avons reçu le prix de la FEDEVACO, le Prix Diaspora et Développement. C’est un prix attribué par la Fédération vaudoise de coopération avec le soutien du Bureau cantonal de l’intégration et de plusieurs communes vaudoises. « Le prix diaspora et développement soutient les initiatives des personnes issues de la migration qui contribuent au développement de leurs pays d’origine »1.
Avec le festival YELEN, nous avons pris cet argent-là, nous avons été faire un grand centre artisanal. Ce sont eux qui l’ont construit, il est juste incroyable à voir. Nous nous sommes dits : « ce n’est pas possible. Pour des gens qui n’ont pas été à l’école…La confiance est là, ils ont ont retrouvé leur joie de vivre et c’est juste incroyable de voir tout ce qui est réalisé maintenant à Sikoro » . L’association avait aussi offert cent pieds d’arbres fruitiers. Sur ces cent pieds d’arbres, aujourd’hui, il y en a une soixantaine qui a pu survivre. Il y a des orangers, des manguiers et nous sommes sûrs que maintenant Sikoro a pris une autre allure. Beaucoup de femmes jardinent, beaucoup travaillent. Les gens du village peuvent être fiers d’eux. Moi je suis fière d’eux. Je suis tellement fière. Chaque fois, je viens montrer les images ici, pour que les gens d’ici puissent voir ça aussi. Finalement, on peut aider sans qu’il y ait des histoires de détournements de fonds. On peut aider l’Afrique de façon saine. Cela est possible seulement quand on met des bases solides. Ces bases, c’est le pilier.
Sur notre pont sont posés quatre piliers très importants. Le premier pilier c’est le respect, il y a eu un respect depuis le départ. Le deuxième pilier c’est la confiance. On ne peut rien faire s’il n’y a pas la confiance. Le troisième c’est la dignité. Que chacun puisse garder sa dignité. Avec ce festival YELECOURA, je ne m’y suis pas rendue seule. J’y suis allée avec des Suisses qui sont venus montrer leur culture, qui sont venus montrer leur façon de vivre. D’ailleurs à la deuxième édition, on avait une dame qui était avec nous, une amie qui fait partie de l’association, qui est venue faire du YODEL. Un ami est venu leur montrer la Permaculture. Une autre dame qui est potière ici est partie faire un échange avec une potière au Mali qui n’en croyait pas ses yeux. Elle ne pouvait pas s’imaginer qu’il pouvait y avoir une potière en Suisse. Il faut se dire que pour les gens du village, les femmes suisses sont des intellectuelles qui vont dans les bureaux, qui vont travailler, qui ne peuvent même pas toucher une vaisselle. Mais là, la potière allait toucher la terre, elle savait fabriquer des objets à partir de la terre, c’était juste hallucinant! Je les entendais parler dans la langue : « Mais non elle va se salir, elle n’a pas de force, elle va se faire mal » Mais la façon dont la Suissesse était assise, on voyait très bien que c’était une potière. La façon dont elle avait pris la terre, avait commencé à la malaxer, elles étaient toutes bouche bée. Alors pour moi aussi, là-bas c’était mission réussie parce que j’ai réussi à faire changer les idées qu’on pouvait avoir sur les Blancs. Non, ce sont des êtres humains comme nous. Nous sommes tous pareils.
Le quatrième pilier qui vient solidifier notre pont, c’est l’amour. On ne peut rien faire s’il n’y a pas d’amour. Nous, nous étions arrivés dans ce village par amour. Il faut dire que c’est quelque chose de très important. Ce village n’est pas mon village natal. Nous sommes arrivés dans ce village par amour pour cette petite Alima qui était gravement malade. C’est ça qui a été à la base de la création de cette association.
Quand il y a eu tout ça, que j’avais été là-bas, que j’étais revenue ici, une fois je suis tombée malade, rien de grave. Les gens du village qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont apporté de la mangue avec de l’argent, une somme symbolique, je crois que ça ne vaut même pas 50 centimes d’ici. Mais ils l’ont cotisé au village, avec la mangue, puis ils ont fait plusieurs kilomètres à moto, sur des routes un peu compliquées jusqu’à Bamako pour venir chez mes parents, leur remettre ça, en disant qu’il fallait que ça soit eux qui le prennent ou qu’ils m’envoient. Un manière pour eux de m’aider à me soigner. Et ça, ça m’a énormément marqué. Je me suis dit : « Au fait ils ont tout compris. Ce que je veux faire, c’est un échange, c’est un partage » Ce n’était pas la somme d’argent qui était importante pour moi, mais c’était l’intention. J’ai pleuré quand mon papa m’a dit ça. Il a pris leur photo, il me l’a envoyée. C’est une histoire d’amour, une histoire de partage entre nous et le village de Sikoro. Et puis cette année, au festival YELEN, il se passe quelque chose d’extraordinaire. Pour la première fois, il y a le danseur de masques de Sikoro qui va être de la partie. Il viendra participer à la récolte de fonds pour le village. Vous voyez ? C’est un village maintenant qui n’attend plus qu’on vienne lui donner le petit poisson. Non, c’est fini. Ils se battent aussi pour leur village. Et l’accueillir dans le canton de Vaud, ici, je suis heureuse, comme tout. Je me réjouis vraiment que les gens puissent voir quelqu’un de ce village, qu’ils puissent voir les masques que cette personne fabrique, qu’il puisse montrer son savoir. Déjà avec la journée BADEJNA avec les élèves, mais aussi avec les festivaliers, ils vont pouvoir voir ces masques qui sont impressionnants, fabriqués par quelqu’un qui n’a pas été à l’école. Pour moi, c’est une grande, grande victoire.
P.N : Avec l’idée d’impliquer les villageois, les activités de l’association s’inscrivent dans la durée ?
M.K.G : C’est ça que je disais, pour qu’une association marche, il faut impliquer les personnes pour qui on veut changer la vie, pas aller leur imposer nos idées à nous. Ça, ça ne devrait plus exister. En faisant ainsi, non seulement on ne change pas leur vie, on les rend dépendants, on leur enlève tout le sens moral aussi et on minimise toutes leurs compétences. En oubliant qu’avant qu’on ne soit là, ils savaient faire beaucoup de choses par eux-mêmes ! Et qu’ils devraient se baser sur ça pour continuer et que l’aide apporterait ce qu’ils n’ont pas. Nous, dans les constructions, ce que nous avons apporté c’est ce qu’ils n’avaient pas. Ils ne pouvaient pas l’avoir, ils n’ont pas de sable, ils n’ont pas de fer, ils n’ont pas de cornières… Ce sont des matériaux qu’ils ne trouvent pas dans leur village et que nous, nous avons apportés. L’idée c’est qu’ils prennent confiance en eux. Nous l’avons vu de suite avec la construction de leur centre artisanal, ils étaient bien avec eux-mêmes.
Q: Beaucoup de Suisses à Baulmes s’impliquent beaucoup dans l’association. Est-ce une façon à vous de vous intégrer dans la société suisse ?
M.K.G : Non parce que moi j’étais déjà intégrée lorsque j’ai créé cette association. Déjà quand j’ai décidé de suivre mon mari ici, je savais qu’il fallait de suite que je m’intègre pour ma famille que j’allais construire avec lui et puis aussi pour moi-même. On ne peut pas aider quelqu’un quand on n’est pas bien soi-même où on vit. Moi, l’intégration, je l’avais déjà faite à travers mes enfants, à travers les activités que je faisais comme celle d’ouvrir la porte de chez nous pour faire connaître ma culture. Nous avons beaucoup, beaucoup invité les gens à venir faire ma connaissance, à savoir qui j’étais. C’était une manière de m’intégrer. Ces Suisses et d’autres nationalités qui sont dans l’association avec moi avaient eux aussi besoin d’aider mais aider d’une autre manière, ne plus aider comme on faisait avant. Ils sont là pour contribuer à apporter un changement en Afrique puis dans leur propre vie mais aussi dans leur pays.