Au milieu des champs
Une rencontre au milieu des champs et une histoire de langues
Un souvenir d’enfance… une rencontre, un bouquet de fleur. L’histoire se passe en Alsace, dans un petit village à 6 km de l’Allemagne. Une petite fille éblouie par le soleil d’été se promène, seule. Elle a réussi à échapper à l’oeil vigilant de sa mère, qui lui raconte souvent des histoires de loup garous par peur qu’elle ne s’éloigne trop. Autour d’elle et pas loin de sa maison, des champs de blé et de colza à perte de vue. Elle aperçoit soudain une famille de paysans et s’approche avec hardiesse. Des sourires, puis des paroles sont échangées. Ces paroles sont adressées à la fillette mais celle-ci ne les comprend pas. En guise de réponse, elle leur tend le bouquet de pâquerettes qu’elle venait de cueillir en disant « Flor »… « Flor » répètent-ils en riant à leur tour. Ils répètent ensuite plusieurs fois le mot « fleur ». La fillette comprend qu’elle doit à son tour répéter ce mot. Un son nouveau pour elle, le passage d’une voyelle fermée à une voyelle mi-ouverte. Ce fut sa première rencontre avec une langue qui prendra plus tard toute la place, s’installera en terrain conquis dans tout son corps et écartera à jamais la langue apprise avec sa mère, pour la reléguer dans la sphère de l’intime.
Cette petite fille, c’était moi. Je devais avoir 4 ans. Née en France, ma première langue de contact avec le monde a été la langue portugaise. Une langue aux sonorités rondes, et chaudes, aux diphtongues nasales accueillantes en «ão » et aux sons chuintants qui chatouillent les oreilles. C’était la langue dans laquelle ma mère me racontait des histoires, dans laquelle je la voyais aussi recevoir des lettres du Portugal. Des lettres qui la faisait tantôt rire, tantôt pleurer. Curieuse de savoir ce que pouvaient bien contenir ces lettres, celles-ci éveillèrent très tôt en moi le désir d’apprendre à lire. Or, jugée trop frêle par mes parents pour aller à l’école, je restais auprès de ma mère jusqu’à l’âge de 5 ans et ce ne fut que tardivement que je fus scolarisée en maternelle.
Premier jour d’école. Je me souviens d’un attroupement d’enfants curieux autour de moi dans la cour de récréation. Je me souviens d’une maîtresse d’école très fâchée avec ma mère, sans doute pour avoir tant tarder à m’inscrire à l’école du village. Je me souviens de ces journées interminables au milieu des autres enfants qui parlaient une langue que je ne comprenais pas. Je me souviens de ma mère sur son vélo, qui venait me délivrer en fin de journée. Retour à la maison, une maison forestière au milieu des champs et à l’écart du village, retour aux sons et aux odeurs familières de cannelle et de riz au lait.
J’avais 6 ans lorsque grâce à la patience et à la bonté de ma maîtresse de cours prépara-toire, j’appris enfin à parler le français et à l’écrire aussi, avec les autres enfants. J’adorais l’école! J’adorais surtout cette nouvelle maîtresse, qui distribuait des bons points à tout va! Ce fut bel et bien grâce à elle que j’appris très vite à parler aussi bien que mes camarades. Dans la cour de récréation, le français côtoyait l’alsacien. La langue alsacienne était aussi celle de ma nounou et fut plus tard comme un pont pour me sentir à l’aise et apprendre très vite l’allemand à l’école. Mes parents étaient fiers de leur fille plurilingue. C’était aussi une façon indirecte de justifier leur parcours migratoire. Ils ont valorisé mon plurilinguisme bien avant l’heure et bien plus que ne le valorisait l’école, pour laquelle il n’existait pas.
La dictature des monolingues n’était pourtant pas seulement présente en France. Elle sévissait également au pays de mes parents, de manière tout aussi insidieuse. J’en fis l’expérience à l’âge de 8 ans, lors d’une réunion familiale. La scène se passa dans le salon de ma grand-mère sans la présence de mes parents. Mon oncle, voulant sans doute mettre en avant les prouesses scolaires de ma cousine, qui avait un an de moins que moi, lui demanda soudain de lire un texte en portugais à voix haute devant l’assemblée familiale. Il me tendit
ensuite le même texte. À en juger par la sentence de mon oncle, ma lecture devait lui paraître chaotique par rapport à celle de sa fille. S’adressant alors à mes grands-parents, il déclara d’un ton péremptoire : « Vous voyez, leur fille ne sait même pas lire! ». « Mais, je lis très bien en français », rétorquais-je! Ma voix n’avait pourtant pas de poids. Personne ne l’entendit. Je fus soudain renvoyée au même mur que celui que je connaissais en France, pays dans lequel le portugais n’existait pas en tant que langue, en tant que voix, pays dans lequel la langue de ma mère ne dépassait pas l’espace confinée de la cuisine.
Aujourd’hui mes langues sont toutes en moi et sommeillent langoureusement, tels des chats indolents. Tour à tour, je les convoque. Elles se réveillent et refont surface pour la lecture d’un livre, un voyage , une conversation avec l’un des locuteurs de ces langues ou un souvenir. Avec mon compagnon, je vis entre l’italien et le français. J’ai recréé le cocon linguistique rassurant de mon enfance, celui de la cuisine, des bons repas du dimanche et des voyages, réels ou imaginaires.
Une langue est aussi un refuge.