Madame Amina* – prénom d’emprunt
Temps de lecture : 10 minutes

Madame Amina*, de Tunisie

Entretien avec Mme Amina * prénom d’emprunt, Tunisienne d’origine.

Mme Amina* a  choisi de faire publier mon récit de manière anonyme par souci de discrétion.

Venue en Suisse par amour

Je suis Tunisienne, je suis arrivée vers la fin des années 90. J’ai connu mon mari en Tunisie. Il est aussi Tunisien. Je venais de finir mes études universitaires, j’avais obtenu un master en langue arabe. J’avais des projets pour intégrer un gymnase et enseigner. La rencontre avec mon mari a tout changé. Il y a tout de suite eu cette graine d’amour entre nous.

Il m’a raconté sa situation, il habitait en Suisse, il souhaitait trouver une femme pour fonder une famille. Il m’a expliqué sa situation sans rien cacher et j’ai beaucoup apprécié sa franchise, c’est rare des gens comme ça. Je l’ai trouvé honnête, il m’a tout dit, aussi sur son mariage précédent avec une suissesse. En Tunisie, la crise commençait, surtout dans le milieu des enseignants, surtout dans ma branche littérature et sciences humaines. J’ai réfléchi que j’aurais plus de chance pour travailler en Suisse que de rester en Tunisie. J’avais encore 3 frères aux études. Et il y avait cette graine d’amour qui germait, alors j’ai dit oui. Mi-juillet, j’avais un dernier oral pour mon master, j’attendais encore le résultat de cet examen, et j’avais encore un certificat à finir. Je devais me marier mi-août. J’étais très stressée. J’ai obtenu mon dernier certificat, et je suis allée tout de suite distribuer les invitations pour le mariage. Comme lui était en Suisse, c’était moi qui organisais le mariage. Et en Tunisie, un mariage, c’est quelque chose.

Tunisie – photo prise sur internet

Très vite, j’arrive début septembre en Suisse et ma première découverte a été la Migros.

Je suis arrivée le soir, dans un petit studio à Bussigny. J’ouvre les placards, c’était vide. Mon mari m’avait prévenue que c’était un petit studio, qu’il avait demandé un deux pièces, mais c’était seulement pour mi-octobre. Je me dis que ce n’est pas grave, je vais patienter. Mais les placards étaient vides, alors il m’emmène au supermarché. J’arrive à la Migros. Il avait aussi rendez-vous avec deux copains qu’il voulait me présenter. Il me montre les chariots, et m’envoie faire les commissions. Je remplis le chariot. J’arriver à la caisse, je ne me rappelle pas le montant, ça finissait avec 90 centimes. Je paie avec l’argent que m’avait donné mon mari, j’arriver vers lui, je me demandais ce qu’il dirait, mais il a souri et dit : c’est bien ! Tu as fait les commissions pour une année, là.

Il y avait plein de choses à la Migros, des tablettes de chocolat, plein de choses à découvrir, à goûter.

Les débuts

J’étais venue avec l’idée de faire traductrice, je voulais me former, car je ne parlais pas encore le français. Je sais lire et comprendre le français écrit, mais parler était difficile. Je n’arrivais pas à entrer dans une conversation. Mais mon mari était pressé d’avoir des enfants.

On a parlé, il m’a dit qu’il était au chômage, que les études coûtaient cher, et que mon projet devrait être reporté. J’ai accepté.

Mon mari était très sportif, il l’est toujours, il pratiquait du karaté et du foot, le dimanche il jouait au foot, le samedi il y avait des entraînements, et 3 soirs par semaine aussi et en plus il faisait du footing, c’était surchargé, je n’avais pas ma place. Les journées étaient longues, j’étais très seule, il n’y avait personne autour de moi, il n’y avait pas les natels, c’est pour ça que j’ai pris des petits boulots en attendant. Mon mari était réticent, mais je lui ai dit que je comprenais qu’il était très occupé, je ne voulais pas chambouler sa vie dès mon arrivée, nous allions trouver comment aménager cela, mais je m’ennuyait. Il m’a demandé comment j’allais faire, j’allais me perdre, mais j’ai dit que je prenais le risque. Donc il partait au travail, et moi je me suis mise à sortir dans la ville, j’avais pris un abonnement pour les transports publics, et des cartes téléphoniques, et j’ai commencé à découvrir les environs. Ça a été, c’était bénéfique pour moi, je circulais, j’apprenais les chemins. C’est comme ça que j’ai trouvé des petits boulots. Dans une imprimerie ou même plongeuse, grâce à une agence de placements par intérim.

C’est le côté financier et le projet d’avoir rapidement une famille qui a été une barrière à la poursuite de mes études. D’ailleurs je suis tombée enceinte rapidement.

Un de ses amis connaissait une association de femmes francophones qui souhaitait apprendre un peu l’arabe, je me suis portée volontaire. C’était dans un cadre assez familial, à titre bénévole, mais ça m’a aidée, j’ai fait des connaissances, c’était les premières personnes suisses que je rencontrais. Une dame surtout était très gentille, même si la communication était difficile.

Je sortais visiter des musées avec mon petit budget, et surtout grâce à ce groupe de femmes que j’aidais à apprendre l’arabe, je commençais à mieux découvrir d’autres mondes différents.

C’était l’automne, il y avait encore des fleurs et de la verdure.

A cette époque, il fallait aller chercher les informations, ce n’était pas comme maintenant où on trouve tout sur internet.

Ensuite, à mon cinquième mois de grossesse, c’était compliqué, j’ai dû aller à l’hôpital durant un mois, et j’ai été réconfortée par ce groupe de femmes qui apprenaient l’arabe. Je voyais à peu près 5 femmes pour les cours, mais derrière elles il y avait un grand groupe que je découvrais. Elles ont fait une liste, elles se sont organisées entre elles, et chaque jour il y avait une dame qui m’appelait, on parlait 10-15 minutes, elles me disaient que je n’étais pas seule, qu’elles étaient avec moi. Cela me remontait le moral. Quand je suis rentrée à la maison, je devais encore rester couchée jusqu’à l’accouchement. Mon mari faisait le ménage, j’étais sur le canapé, il y avait la télé, des magazines. Et les dames ont continué à m’accompagner, chaque jour une d’elles venait. Elles venaient voir si j’avais besoin d’aide, elles m’apportaient à manger, cela me gênait mais je trouvais que c’était très attentionné, cela m’a marquée. C’étaient des françaises et des suissesses.

La femme du copain de mon mari a accouché avant moi. Puis mon fils était né. Quelques temps après, elle m’a proposé de garder sa fille comme je restais à la maison avec mon fils, et ça a commencé comme ça. Je gardais les deux bébés, et tous les mercredis, avec mon amie, nous allions nous balader le long de la Venoge.

la Venoge – photo prise sur internet

Ensuite, elle a eu un 2e enfant, et je suis à nouveau tombée enceinte. Cette fois, je suis restée hospitalisée depuis le 5e mois de grossess. J’étais tranquille, parfois je m’ennuyais, mais les infirmières étaient très gentilles. Mon mari a trouvé d’abord le concierge puis une autre personne pour garder notre fils, il avait son travail, il ne venait pas très souvent me voir parce qu’il était très occupé, et j’avais perdu le contact avec les dames francophones. Je n’avais pas trop de visite, parfois c’était dur.

Maman de jour

Quelques mois après mon accouchement, mon amie a proposé d’officialiser la garde d’enfants. Alors j’ai fait la demande officielle à la commune pour être maman de jour.  Maintenant c’est très réglementé et rigide, mais à l’époque c’était apprécié de proposer de garder des enfants. Une dame est venue voir notre deux-pièces, a posé tout un tas de questions. Elle m’a proposé de nous inscrire pour un appartement plus grand. Sur le moment j’étais contente, mais c’est comme ça que mes rêves d’études se sont petit à petit effacés. On a eu l’appartement plus grand, et j’aimais beaucoup les enfants. La cuisine était un atelier sitôt qu’on avait fini le repas. On faisait des jeux, des bricolages, je m’occupais de la scolarité de mes enfants. Quand mes enfants sont arrivés en 4P, je me suis dit qu’il était temps de passer à autre chose.

Aide à l’enseignant et interprète

J’ai fait des petites recherches. Mon mari avait un contrat à durée indéterminée depuis des années, on n’avait pas vraiment besoin d’argent en plus, mais je voulais être active.

C’est à peu près à ce moment qu’on m’a proposé de me lancer dans l’aide à l’enseignement, et j’ai dit pourquoi pas. J’ai été présentée à la doyenne, puis j’ai rencontré la directrice, une femme super, et j’ai commencé. J’ai travaillé dans différents collèges de cet établissement lausannois. Puis la directrice m’a proposé de faire l’équivalence de mon certificat d’enseignante, elle avait préparé mon contrat, mais il fallait le niveau B2 en allemand, ce que je n’avais pas. Au retour des vacances, la directrice avait changé, et la nouvelle m’a fait comprendre que finalement elle ne souhaitait pas me donner ce poste. Alors je n’avais plus envie d’être dans l’enseignement. J’étais déjà interprète et j’ai continué.

Plus les années passent plus on perd l’envie d’étudier.

Si je fais marche arrière, si je devais recommencer ma vie, je ne me sacrifierais pas pour ma famille. J’aurais pu faire mieux que ces petits boulots. Je suis quand même contente de travailler comme interprète. Ça prend beaucoup de temps, une heure par ci par là, avec des temps de trajets pas payés. Ça me rapporte seulement de l’argent de poche, mais j’aime accompagner ces familles. Quand on suit une famille sur un long temps, la famille ne veut pas changer de personne, alors parfois ils m’appellent et je vais traduire à titre amical.

J’ai pensé travailler pour Appartenances. La formation n’est pas donnée, mais j’avais décidé de la faire. J’aurais plus de traduction, le tarif serait meilleur et les trajets pris en charge. Mais ils n’ont pas voulu de moi, ils ont dit qu’il n’y avait pas assez de demandes pour l’arabe, leurs propres interprètes n’avaient déjà pas assez de travail. Appartenances m’a redirigée vers Eper. J’avais une semaine pour préparer le dossier et l’envoyer, mais la réponse a été négative. Pourtant je remplissais les conditions, j’avais environ 100 heures d’interprète comme expérience. Mais ça n’a pas marché.

Regard sur mon parcours

Malgré tout, je suis contente de ma vie. Mon mari est très à l’écoute, il est doux, il porte la charge de la maison avec plaisir. Il ne me met pas la pression, il ne me fait pas sentir qu’il faudrait gagner de l’argent. Je profite bien de mes enfants. Et j’aime travailler avec les familles que je rencontre. Parfois je dis à ma fille que j’aurais pu travailler à plein temps et les laisser avec la clé autour du cou, surtout quand je rentre et que rien n’est fait au ménage.

Ma mère était diplômée en enseignement des travaux manuels, elle s’était mariée à 16 ans, et mon père n’était pas d’accord qu’elle travaille, malgré son diplôme. Elle était fille de paysan, et avoir obtenu un diplôme était déjà beaucoup. Par contre, mon père a été d’accord que je fasse des études, il m’a encouragée. Lui était écrivain public, et parfois il me demandait d’aller avec lui l’aider. Il savait me transmettre des choses simplement en me mettant en situation. Je voyais des jeunes femmes qui venaient, qui n’avaient pas beaucoup fait d’école, il fallait écrire des lettres pour que les maris paient la pension ou des choses comme ça. Mon père me faisait comprendre qu’il fallait que j’étudie, et que je ne compte pas sur quelqu’un dans ma vie. C’est pour ça que j’avais fait des études.

Je ne regrette pas l’attention que j’ai pu donner à mes enfants, j’étais à l’écoute, ils arrivaient dans une maison où un repas chaud les attendait. Je préparais des soirées cinéma avec des tapis sur le sol, je les emmenais skier même si je ne faisais pas de ski. J’étais acharnée pour accompagner mon fils qui avait des difficultés à l’école.

Quand on fait des traductions, on découvre des parcours de vie, et on apprend. Parfois on se dit « si j’avais su, je n’aurais pas fait ceci ou j’aurais fait cela ». Je me remets en question, peut-être que j’aurais dû faire autrement avec mon fils qui cherche encore sa place.

Mon mari avait déjà un passeport suisse par son premier mariage, et moi j’ai pu obtenir la nationalité suisse facilitée. Quand l’officier d’état civil est venu à la maison pour discuter, mon mari m’a dit : surtout tu ne lui sers pas de thé ! Et ça s’est très bien passé.

Etrangère ici, étrangère là-bas.

J’étais une fois avec une maman que je connaissais. Je lui dis que je vais voter. Elle m’a regardée comme si je disais quelque chose de bizarre.

  • Vous votez, vous ?
  • Oui, pourquoi pas ?
  • Parce que vous êtes tunisienne, je pensais que ce n’était pas dans votre centre d’intérêt.
  • Mes enfants sont suisses, ils pensent en français, je ne suis pas ici de passage, je vais rester. Donc pour l’intérêt de mes enfants, je vais voter.

Quand j’étais arrivée en Suisse, je n’avais pas l’idée de faire ma vie ici. Mon mari aussi, on pensait gagner un peu d’argent, avoir un projet et retourner au pays. Mais quand mon fils a commencé l’école, j’ai dit que si les enfants commençaient la scolarité ici, je ne rentrais plus, je n’allais pas les arracher à leur vie ici au milieu du chemin. Soit on rentre maintenant, soit on reste ici. On a réfléchi, et on a décidé de rester. On n’en a plus jamais reparlé.

Des amis sont partis en Tunisie quand leur fille était en 6P, avec l’idée de vivre définitivement là-bas. Ils y sont restés quelques années, les enfants ont été scolarisés là-bas. Le printemps arabe a commencé, l’ami a fait faillite, et là-bas il n’y a pas d’aide sociale, ils ont dû rentrer. Lui s’est retrouvé au chômage, sa fille a trouvé un apprentissage, sa femme a dû prendre un emploi de plongeuse. D’après moi ils n’ont pas pris la bonne décision.

Narguilé – photo prise sur internet

Sur la nostalgie de la Tunisie : mon mari à l’époque fumait le narguilé, mais seulement le week-end avec les copains, en regardant un match, comme au pays. Ma fille n’aimait pas l’odeur. Un jour, mon fils jouait dans la cuisine, son jouet s’est enroulé autour du narguilé qui est tombé par terre, cassé. Il était en cristal, il est tombé depuis le haut du frigo. C’était son dernier narguilé. Maintenant, il retrouve les narguilés quand il va en vacances. Moi, je n’ai pas de nostalgie. Je suis en contact avec ma famille avec whatsapp. Ici je suis considérée comme étrangère, comme me le faisait sentir la maman dont j’ai parlé, mais là-bas quand j’arrive, les gens ont changé, le temps a passé et tu arrives étrangère chez toi. La vie a continué là-bas sans toi.

P.S. – dans mon travail d’interprète, j’observe la difficulté d’être réfugié en Suisse

Dans le cadre de mon travail, je rencontre des réfugiés, je suis des familles pendant plusieurs années, un lien de confiance s’établit, les gens se confient. Et parmi les réfugiés, certains ont des membres de leur famille un peu partout, en Scandinavie, au Canada, etc. Ils racontent, ils échangent, ils comparent et ils se demandent pourquoi en Suisse, quand on arrive, c’est aussi compliqué. Ils ne peuvent pas directement commencer à apprendre le français. Pourquoi les enfants ne sont-ils pas tout de suite pris en charge, pourquoi il y a tant de conditions qui rendent l’accès aux cours de français si difficile. Par exemple, pour une maman avec des jeunes enfants, on lui dit qu’elle doit s’occuper d’abord de ses enfants, elle commencera un cours de français quand ils seront en âge scolaire. C’est handicapant pour une maman. Elle va au parc avec ses petits, les gens parlent français, et elle ne comprend rien. Elle a besoin d’apprendre le français avant que son enfant ne commence l’école. Donc les réfugiés se demandent pourquoi dans tel pays, la prise en charge des enfants et l’intégration immédiatement, mais pas ici ? alors on leur dit qu’ici il n’y a pas beaucoup de place en garderie, que c’est pour les parents qui travaillent. C’est surtout ça, c’est ce que j’entends souvent.

Novembre 2022

Madame Amina*, de Tunisie

Madame Amina* - prénom d'emprunt