Prince Patrice en concert
Patrice, Njopong Nana, Cameroun
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Patrice Njopong Nana – de Yaoundé à Lausanne en passant par le Sahara, fondateur de l’association Nanaboco

Son récit de migration et de la fondation de son association Nanaboco – des clowns à l’hôpital à Yaoundé

 

Qui êtes-vous ?

Je suis Patrice Njopong Nana, né à Yaoundé, et je suis arrivé en Suisse en 2002. Mon nom d’artiste est Prince Patrice. Mais chez moi, au Cameroun, j’ai un double titre : par ma mère je suis tambia, ce qui veut dire prince dans notre chefferie Bangangte de l’Ouest Cameroun, région des bamileke, et par le bon dieu, je suis tagni, père de jumeaux, ce qui est un grand honneur dans ma culture.

Je suis le père de mes jumeaux qui habitent avec leur mère au Cameroun, mais je suis aussi père et grand-père des enfants et petits-enfants de ma femme. Chez nous, dans la tradition africaine, les enfants de ton épouse sont tes enfants, ses petits-enfants sont tes enfants, les enfants de ta sœur sont tes enfants, c’est une tradition inclusive, on ne trie pas les enfants.

Je suis artiste conteur et musicien, et j’ai aussi un emploi dans la logistique. Plus de détails sur mon parcours artistique sur ce lien vers mon portrait d’artiste sur Traits d’Union

Qu’avez-vous perdu en quittant votre pays ?

J’ai perdu ma jeunesse, la jeunesse insouciante que j’aurais voulu avoir, que d’autres ont vécue. Depuis tout petit, Yaoundé, je devais me battre pour m’en sortir, et aider ma mère et ma grande sœur qui avait 5 enfants. Mais mon difficile parcours de migrant à travers le Sahara puis en mer m’a marqué et privé du peu d’insouciance que j’avais au pays. C’est le regret que j’ai.

Migrant à travers le Sahara

Je ne vais pas me cacher, je fais partie des gens qui ont traversé la mer en bateau de fortune pour arriver en Europe. Je suis parti parce qu’enfant de pauvres, très pauvres, j’étais en butte à tous les obstacles possibles, y compris à des discriminations, et me trouvais sans avenir. Chaque fois que je me faisais une petite situation, un petit commerce, elle m’était arrachée. J’avais besoin d’aller voir ailleurs, de trouver une vraie place pour moi. Je suis très fier de mon parcours, j’ai traversé tout ça sans me perdre dans tous les pièges qui nous attendaient. En même temps je suis triste pour tous ceux que j’ai perdus, les amis que j’ai vu mourir en route, à travers le Sahara, en Algérie, au Maroc, dans cette macabre aventure que je déconseille à la jeunesse africaine.

Nous, nous n’avions pas compris, il n’y avait pas Facebook, Instragam, Tik Tok, tous ces réseaux sociaux, pour connaître vraiment ce que c’est l’Europe, l’occident, même les pays voisins : aucun de ces pays n’est l’Eldorado qu’on imaginait dans nos sous-quartiers pauvres.

Nous n’avions pas compris non plus les risques énormes de cet exode, que nous appelons l’aventure, qui nous a conduits de pays en pays, Nigéria, Niger, Lybie, Algérie, Maroc, Espagne, France et enfin la Suisse, dans mon cas. En route, nous avons eu faim, nous avons été battus, exploités, rançonnés, dénoncés, refoulés. Sans raconter tous les détails, nous n’avions que nos guenilles sur le dos et notre espoir fou d’arriver en Europe. Nous étions comme les papillons qui voient une lumière et se cognent encore et encore la tête contre la vitre pour atteindre cette lumière. On n’imaginait pas les risques en partant, et on croyait qu’on allait arriver là où tout le monde vit comme dans les séries américaines du genre Beverly Hills. Dès que j’ai mis pied en Europe, après une terrible traversée en canot du grand sud marocain aux Canaries, j’ai vite compris que ce n’était pas ça. Même les blancs dorment dehors quand ils n’ont rien, seul le travail te permet de ne pas être à la rue. Alors qu’en Afrique, tu as toujours un frère, une tante, un cousin chez qui dormir.

Qu’avez-vous trouvé en Suisse ?

J’ai trouvé des qualités qui me plaisent beaucoup :

  • Quand quelqu’un te donne sa parole en Suisse, il la tient. Je veux dire un Suisse honore sa parole en général.
  • De deux, j’ai trouvé qu’en Suisse quand je suis arrivé à l’époque en 2002, il n’y avait pas de vols, moi j’ai connu ça.
  • Et de trois, quand tu travailles en Suisse, à la fin du mois tu ne cours pas derrière ton patron pour qu’il te verse ton salaire, il va te le verser normalement, sans discussion.

Comme je disais, la Suisse et Lausanne particulièrement, est un pays, une ville bien, propre, accueillante. Mais si tu arrives dans un pays, mon frère africain, mon frère chinois, mon frère indien, tous les émigrés : si les gens marchent sur la tête, marche sur la tête, s’ils marchent sur les oreilles, marche sur les oreilles, si les gens entendent avec les orteils, toi aussi tends l’orteil pour écouter. You bah you, c’est un adage de chez nous, ce qui est pour toi est pour toi, ne cherche pas ce qui est pour l’enfant d’autrui. Respecte l’environnement où tu te trouves. Cela ne veut pas dire que tu oublies d’où tu viens : je suis maintenant suisse, mais je reste africain, camrounais, bamileke, tagni tambia, j’honore mes ancêtres, je respecte nos coutumes et nos usages, ils font partie de ce que je suis, mais je m’adapte selon les circonstances. Ma meilleure amie est albanaise, j’ai des collègues que j’apprécie qui viennent de nombreux pays, Lausanne est multi-ethnique et ça me plait bien. Ça élargit mon horizon.

Une première fois à Lausanne ?

Une des premières choses qui m’a marquée quand je suis arrivé en Suisse, c’était l’approche de la police avec un certain respect, pas de brutalité en t’abordant, la politesse. Ça change de beaucoup de pays traversés, y compris en France où ma couleur de peau m’a valu au moins une bavure violente. Après cette politesse de premier contact, il vaut mieux rester correct avec les policiers, même si tu campes sur ta position, sinon ils peuvent vite changer de ton. Cela ne m’est jamais arrivé.

J’ai aussi trouvé qu’il n’y a pas beaucoup de rebelles en Suisse, devant les lois et les règlements. Même au travail, les gens ne se rebellent pas n’importe comment.

J’ai enfin découvert qu’en Suisse, sans les papiers, tu ne peux pas avoir un boulot correct, tu es bloqué pour tout.

A Lausanne, où je réside, j’ai été bien accueilli, je n’ai pas eu de barrières personnellement. Je n’ai pas eu trop affaire à des comportements racistes avec les suisses. J’ai peut-être eu de la chance, et aussi je suis sûr de moi, dites ce que vous voulez, je sais qui je suis et ce que je vaux.

Cependant, dès que vous vous retrouvez dans une gare, sitôt que les africains se regroupent dans un bar, une boîte de nuit, il y a plus de vigilance que pour les autres. Pourtant les africains ne sont pas ceux qui font le plus de choses floues en Suisse, ils sont seulement les plus visibles.

Ce n’est pas une malédiction d’avoir la peau noire, et personnellement je suis fier de ma couleur de peau. J’ai été contrôlé maintes fois par la police, plus que les Suisses, jusqu’au seuil de ma porte, dans mon immeuble, et même une fois dans la voiture de ma femme, où lors d’un contrôle de routine le gendarme lui a demandé si elle me connaissait !

Mais ça s’est toujours bien passé, je reste poli, ils restent polis. Comme beaucoup d’immigrés, J’ai été auditionné, il y a eu des enquêtes sur moi lorsque je me suis marié puis lorsque j’ai demandé la nationalité facilitée suisse, pourtant je n’ai jamais rien coûté à la Suisse, je n’ai jamais été au social, ni aux poursuites.

J’ai bien subi des remarques racistes de la part d’individus, mais pas tellement par les autorités, à part leur grande méfiance, y compris lorsque je me suis marié. Si certains se marient par intérêt, comme on m’a soupçonné de le faire, ça n’a pas été notre cas, nous sommes mariés depuis 16 ans, ce n’est pas l’intérêt ni le mariage gris.

Les Suisses sont des bosseurs, j’ai compris qu’il faut travailler. Même quand tes employeurs te tiennent pour quantité négligeable, tu sais pourquoi tu te lèves le matin, et tu es content de payer tes factures et de pouvoir envoyer de l’argent au pays pour soutenir ta maman.

Ce qui m’a aussi étonné en Suisse, c’est qu’on ne jette pas les mégots au sol, et même pour un crachat tu peux avoir une amende. Je trouve ça finalement très bien, même si ça m’a surpris à cause d’où je viens et par où j’ai passé.

Vous avez créé l’association Nanaboco, membre du BLI, pouvez-vous nous en parler ?

 Lorsque j’ai rencontré celle qui allait devenir mon épouse, en 2004, j’ai découvert son métier : clown à l’hôpital. J’ai trouvé que c’était une belle chose, et j’ai voulu pouvoir apporter ça aux petits frères et petites sœurs hospitalisés au Cameroun. J’avais déjà découvert moi-même lors d’une courte hospitalisation en 2005 à quel point cela fait du bien d’avoir des infirmières souriantes, gentilles, je n’en revenais pas parce que dans mon enfance, au pays, ce n’était pas du tout comme ça.

Apporter le sourire, comme artiste, je sais à quel point ça compte. J’ai commencé à chanter pendant ma migration à travers l’Afrique, quand les gars n’avaient plus le moral, je chantais et ils retrouvaient leur joie de vivre et leur entrain.

Nous nous sommes lancés dans ce projet, nous avons réussi à obtenir l’autorisation d’activité au Cameroun sans aucun passe-droit ni dessous de table, et nous sommes reconnus d’utilité publique dans le canton de Vaud, j’en suis très fier.

A Yaoundé, mon épouse a formé des comédiens camerounais à l’art du clown en hôpital, et nous finançons des visites bi-mensuelles dans un hôpital depuis 2016, et une visite mensuelle dans des orphelinats. Cette petite équipe de 4 personnes à Yaoundé prend sa mission très à cœur, les membres de l’association et moi-même en sommes très heureux.

Les enfants accueillent bien les clowns, ils retrouvent un peu d’énergie, et dans les orphelinats, ils augmentent leur confiance en eux et osent plus s’exprimer. Les parents, soignants ou responsables d’orphelinats apprécient aussi. C’est une modeste contribution, mais je suis très fier d’avoir apporté ça dans mon pays natal, car ça n’existe pas, en tout cas pas de manière aussi régulière et gratuite.

En terme de budget, il reste modeste, nous nous débrouillons d’année en année pour trouver les fonds nécessaires. Nous souhaiterions développer nos programmes, mais en l’état actuel des choses, c’est compliqué au Cameroun. Je ne suis pas frustré, grâce à nous environs 2’000 enfants hospitalisés et des centaines d’enfants en orphelinat reçoivent des visites de notre troupe de clowns et en tirent bénéfice, mieux vaut peu qu’on maîtrise que rien. Un de nos succès, c’est de contribuer à la prise de conscience par le personnel soignant qui côtoie les clowns de l’importance d’un accompagnement global des enfants, pas seulement des médicaments, mais aussi la bienveillance, les encouragements, etc.

Tous les détails de notre association sont sur notre site http://nanaboco.org

Nanaboco au Cameroun
la troupe des clowns d’hôpital Nanaboco à Yaoundé

Un dernier mot ?

Le mot que je voudrais dire à tous mes compatriotes suisses, ainsi qu’à tous les migrants en Suisse : la multiculture est importante, aimons-nous, ne jugeons pas les gens sur la couleur de leur peau, ou de leurs yeux, ou de leurs cheveux, mais approchons-nous et cherchons à être curieux de la culture des autres. Ce n’est que les couleurs extérieures qui diffèrent, à l’intérieur coule un même sang rouge.

Je veux dire aussi aux jeunes africains : on disait qu’en Suisse, il y a des arbres où pousse l’argent, les francs suisses, mais je n’en trouve pas. Je trouve l’argent quand je me lève pour aller travailler. Si tu as un boulot, et un titre de séjour, tu pourras t’en sortir. L’emploi ne fait pas tout non plus, on s’en sort, mais sans devenir riche, on n’est pas à l’abri de la précarité, du chômage. Malgré tout on vit en sécurité, on sera soigné si on est malade, ça compte beaucoup, surtout là d’où je viens.

Il faut rester droit et fier de soi, et regarder les autres comme ses frères, quoi qu’il arrive. Contribue par tes talents et ton expérience à ta société d’accueil comme à ta société d’origine.

Patrice Njopong Nana – de Yaoundé à Lausanne en passant par le Sahara, fondateur de l’association Nanaboco

Patrice, Njopong Nana, Cameroun