Rafaela de Moraes, Brésil, texte composé en atelier d’écriture
De Paris à Prélaz, de Prélaz à la Cité
J’ai 23 ans, je voyage en Europe en train pour la première fois. C’est ma première fois pour tant de choses !
Je suis partie en France pour apprendre le français, chose qui apparemment n’a pas trop marché. Après un mois de cours intensif, je continue à parler l’anglais couramment mais pas un autre mot en français que « bonjour » !
On décide qu’on va partir à la montagne. Je rejoins mon copain de l’époque. Je passe à Martigny. Je regarde Frida Kahlo et Diego Rivera à la Fondation Gianada. Je suis aux anges. Je suis jeune, j’ai soif d’apprendre, il fait froid mais j’ai ce désir d’avaler le monde.
En partant vers Lausanne, c’était le 13 février 1998, j’ai marqué dans mon cahier : « j’ai reçu une épiphanie : le reflet des montagnes sur le Léman m’a provoqué une émotion indescriptible. J’ai pleuré pour la première fois devant un paysage. De Montreux à Vevey, Lausanne, et après. Cependant, jamais de la vie, je n’imaginais y vivre.
Le hasard a ses mystères, 24 ans après, c’est là où je vis.
Quinze ans plus tard, j’arrive avec un mari suisse et ma fille de 4 mois à Genève. Il y a ma belle-mère qui attend ma Sofia avec des habits tout rouges et tout chauds, avec des oreilles d’ours. Un nouveau chapitre de notre vie de famille. Tant de rêves : construire une vraie vie.
Au tout début, moi qui avais tant voyagé, je me sens coincée pour aller au supermarché. J’oublie la langue, j’oublie moi-même. J’ai peur. Avec un tout petit bébé, dans un nouveau monde, je me sens si vulnérable. Tout va bien, mais tellement vulnérable.
C’est comment la pharmacie ? ils ont des choses surprenantes.
Je ne me vois pas descendre les cinq étages, mon bébé dort mal. Je suis fatiguée. Les tulipes du parc de Valency sont en fleurs.
Je suis jeune, je suis maman, je suis étrangère, le printemps est si beau.
Je ne pouvais jamais imaginer être encore là après presque dix ans. On s’adapte, on fleurit, c’est un autre printemps que chez moi.
Ça me dérangeait, mais après un certain temps, on oublie, on efface les détails de la pensée.
On marche beaucoup pour arriver au cinquième étage. J’ai toujours trouvé bizarres les carrelages : le sol rouge, jaune et noir. Ils sont dans le hall d’entrée, dans la salle de bain, dans la cuisine aussi. Pour le reste, il y a un parquet : chaque pas un bruit pas possible. Les murs de la cuisine sont ornés de fougères, à part les étagères. Des fougères ? en tout cas une plante avec des feuilles tombantes. Le petit frigo : un mini bar d’hôtel. Et les plaques du potager ? je me suis tellement trompée, à chaque fois, j’ai brûlé tant de torchons, des pâtes pour le dîner. Moi je disais toujours déjeuner, et à chaque fois un malentendu : dîner, déjeuner, souper. Ma fille grandit, et cet appartement, cette cuisine avec une vraie table à manger, si différente de ma cuisine couloir de maintenant…
On était bercées par la lumière, distraites par les montagnes enneigées du Jura. Je regardais la vie là-dehors. J’étais si heureuse, comblée par la lumière et par la maternité.
Il y avait une boulangerie dessous, et à chaque fois, le boulanger, en me voyant monter avec la petite, lui donnait un croissant. C’est bien d’habiter dans un quartier dit normal. Ma belle-mère nous disait toujours qu’il fallait déménager, aller loin des prostituées. Comme si ces femmes avaient quelque chose de contagieux. On habitait Prélaz, un très bel appartement dans un cadre « populaire », ou au moins les voisins nous disaient bonjour.
La dame anglaise d’en-bas avait trois petits enfants qui même en hiver étaient toujours sans chaussure, le nez plein de « moque ». Moi, la mère parfaite d’une première enfant, ça allait …
Je tombe enceinte pour une deuxième fois, on doit déménager : pas possible de monter cinq étages à pied avec deux enfants. Pas de place pour tout le monde. Mon mari se trouve un très bon travail. On subit un « upgrade », un sur classement dans notre vie. On devient des vrais bourgeois. Notre vie perd en couleurs, en lumières, en sons. On va appartenir à, on va trouver un endroit dans la société. On est cadrés. Sans lumière, sans bruit. On vit dans un monde sans fenêtre libre pour les paysages. On a des voisins partout, de vis-à-vis, on doit se partager entre le noir, le blanc et le gris. J’ai oublié mes valises.
On a un jardin, un balcon, un très grand salon. On se dirait dans un château, dans un coffre-fort, dans une prison, un cul-de-sac. On doit toujours allumer les lumières, même la journée. Ma cuisine est un couloir, les chambres sont trop petites, les murs trop gros.
Les gens qui habitaient ici avant sont partis parce qu’ils se sont quittés. Mes voisins d’en-haut se sont quittés. On s’est quittés, nous. Ma nouvelle voisine s’est quittée avec son « mari ». La solitude, le silence, la maison du prêtre, un donjon. La cathédrale depuis la fenêtre, et le guet : il a sonné onze, il a sonné onze.
J’habite la maison du prêtre, les prêtres catholiques ne se marient pas. Originairement, cette maison appartient à un prêtre catholique. Malédiction ?
On est seuls, on est absolument seuls dans ce domaine.
Hier, on a changé de bail. Maintenant, femme divorcée, j’ai un appartement loué mais à mon nom. Je suis la nouvelle propriétaire de ce lieu. Je suis la maîtresse de cette demeure. Je suis désormais la maîtresse de ma propre existence.