Trouver sa place
- Je vais travailler. Je te laisse 100 francs pour te débrouiller dans la journée, fais ce que tu veux, moi je ne rentre que ce soir.
Et j’ai découvert Lausanne. Donc j’ai commencé à faire, seule, vraiment seule … non, je ne peux pas dire parce qu’il y avait la tante de mon mari qui habitait au-dessus de chez nous, mais elle travaillait aussi, ses enfants allaient à l’école, donc j’étais seule, oui et non. Elle m’a juste expliqué où je devais aller, au bureau des étrangers pour faire l’inscription, et là a commencé un petit peu la galère.
Ils vous demandent des tas de documents comme si on venait d’une autre planète, je ne sais pas quoi, c’était très rude. Aujourd’hui, c’est moins difficile, je trouve, pour les étrangers, les émigrés, en Suisse, et surtout à Lausanne. Ils sont beaucoup plus acceptés que ce que j’ai été moi.
Je suis arrivée dans ce bureau, mais vraiment, on remplit un questionnaire de 4 pages, comme si on voulait tout savoir. J’ai dû écrire quand même un CV, donner tous mes diplômes, enfin tout quoi, et lâcher tout mon bagage. C’est beaucoup quand on a 22 ans. J’avais étudié jusqu’au mois de juillet, de juillet à août j’ai préparé mon mariage, en août je me suis mariée, et je suis arrivée ici. C’était un petit peu difficile, parce que je n’étais pas préparée du tout à ce qui m’attendait. A la difficulté au niveau du travail, à toutes les problématiques qui allaient se présenter : comment gérer un foyer ? c’est pas évident, personne ne vous apprend ça. Et puis voilà, j’ai commencé à faire des demandes de travail. Je venais de ma France très sociale, très ANPE (Agence Nationale Pour l’Emploi). Alors on va se présenter au bureau, on va aller trouver du travail (rire) ! Et là, grosse surprise parce qu’on me dit :
- Non, vous n’avez droit à rien.
La seule chose qu’on vous dit c’est que vous êtes obligée de présenter une feuille avec des signatures et je reviens 50 ans en arrière. Parce que pour nous ça n’existait déjà plus, à l’ANPE, ça. En fait ça se faisait automatiquement, c’est l’ANPE qui vous proposait des postes de travail, on s’inscrivait dans une agence d’intérim, ça ne se passait pas de la même façon. C’était une catastrophe. Ça n’a pas beaucoup changé. Et je trouve que c’est une aberration parce que franchement on est traités très très mal.
Je ne demandais rien, moi, je ne demandais même pas qu’ils me paient des allocations chômage ou quoi que ce soit, je disais simplement « trouvez-moi du travail, aidez-moi à trouver du travail ! ».
Mais non, c’est moi qui aidait le conseiller à ce moment-là.
Et je me suis débrouillée toute seule. J’ai trouvé un premier emploi à Prilly dans mon domaine, secrétaire médicale. Et puis là, j’avais d’autres façons de travailler, j’avais d’autres façons de faire. Au bout de trois semaines, les médecins me convoquent, et me disent :
- Vous répondez comme une hôtesse de l’air au téléphone, vous êtes trop agréable avec les gens, on ne peut pas vous garder.
J’ai fait trois semaines chez ces médecins, j’étais trop agréable pour eux. Alors que c’est une des facettes qui m’a aidée ensuite en néonat. Pour eux j’étais trop hôtesse de l’air, ça n’allait pas. Ils m’ont virée, donc retour à la case chômage auquel je n’ai toujours pas droit vu que je n’ai pas fait mes 6 mois d’emploi. Et puis là c’est moi qui ai poussé, j’ai dit mais qu’est-ce que vous faites de moi ? moi je veux aller travailler. Je ne suis pas là pour me tourner les pouces et puis faire du ménage toute la journée, c’est pas mon truc.
Ça a traîné encore 2 mois, on arrive fin décembre, mon mari avait des vacances. On part en vacances. Retour au mois de janvier, la caisse de chômage me convoque et me dit :
- Ecoutez, on vous a trouvé une école pour vous mettre à niveau avec ce qu’on fait, nous, en Suisse, donc on vous envoie encore six mois en cours.
Je ne demandais pas plus. C’est ce que j’ai fait. Début 98, j’ai fait mes six mois de cours à l’école Blanc à la rue de Bourg, où j’ai été super bien accueillie finalement parce que c’était une dame française. La femme de Monsieur Cheseaux, du docteur Cheseaux qui était à l’Hôpital de l’Enfance. Une française, comme moi, qui aime la langue française, et du coup nous avons bien travaillé. J’ai réussi à nouveau mes examens, puisque j’ai dû repasser mes examens pour le diplôme d’ici. Avant d’avoir fini les cours, j’avais trouvé une place de travail. Ils m’ont switchée sur Manpower, Madame D, qui elle, m’a trouvé une place de travail dans un cabinet. Là j’ai fait 10 ans.
Mais j’ai trouvé qu’au sujet de l’intégration, on n’avait pas beaucoup d’informations. On arrive dans ce bureau des étrangers … apparemment c’était déjà mieux que quand mon mari était arrivé parce que lorsqu’il est arrivé, il a dû subir une visite médicale et tout ça. Là c’était déjà mieux, il n’y avait plus de visite médicale. Mais il fallait attester d’être en bonne santé, avoir une assurance maladie, et on vous demande tout ça alors que personne ne vous renseigne. Personne.
Voilà, c’était le début des festivités.
Vos papiers, s’il-vous-plait
Je ne me suis pas sentie intégrée, en fait, j’ai eu beaucoup de mal à me sentir intégrée à ce moment-là. Je me sentais plutôt comme vraiment une étrangère. Alors qu’en France, on était déjà intégrés, mes parents travaillaient comme ouvriers, ils étaient super bien intégrés dans la société, en parlant la langue. Ils avaient appris le français. C’était toute une autre vie. Parce qu’on faisait partie, on faisait partie de ce pays, on faisait partie de ce peuple, on était nées là-bas ma sœur et moi, c’était quelque chose de naturel. Après, quand vous partez et que vous revenez aussi, vous vous retrouvez encore pire que les gens qui ont émigré en France, il y a de quoi se dire qu’il y a un problème quelque part.
Après, il y a eu tout le reste (rire).
Tant que les suisses n’ont pas de lien avec un migrant, ils ne peuvent pas réaliser qu’il y a un problème. C’est pour ça que j’ai eu envie de témoigner, de déposer, car il faut que les gens se rendent compte. J’ai des amis suisses également, je ne suis pas cloitrée dans une communauté italienne ou française ou des choses comme ça, non. Je suis quelqu’un qui s’ouvre, et du coup il est très difficile d’expliquer à la personne qui a toujours vécu en Suisse ce que nous avons ressenti en arrivant ici. Et je sais qu’il y a plusieurs personnes qui le ressentent comme moi.
Je ne sais pas du tout comment ça se passe aujourd’hui vu que je n’ai plus tellement de relations avec ce monde-là, parce que j’ai décidé de prendre la nationalité suisse pour mes enfants. C’est encore un grand pas, parce que pour moi, c’est comme quand j’étais en France, on est dans un pays, il faut qu’on ait le droit de dire ce qu’on a à dire, de pouvoir voter, de pouvoir s’exprimer, sans avoir de crainte de se dire « toi, tu es étranger, donc tu n’as pas le droit». Ça pour moi c’était hors de question. Donc je suis très dure sur certaines choses, mais je ne peux pas les laisser passer. Je ne peux pas. En ayant été élevée dans une très grande liberté, je ne pouvais pas être ici coincée avec un permis C. Déjà les 12 ans qu’on doit faire en Suisse et 10 ans dans une commune, pour moi c’était très long. Pourquoi mes enfants n’auraient pas eu droit à la nationalité suisse, alors qu’ils sont nés ici ? Il n’y a pas de droit du sol, en Suisse. Je n’y ai pas eu droit en France car la loi n’était pas encore passée quand je suis née, mes parents ont dû demander la nationalité, mais c’étaient
des procédures qui étaient beaucoup plus simplifiées. Ici on a carrément eu un questionnaire, l’enquête à la police judiciaire. J’avais vécu vraiment honnêtement, mon casier judiciaire est vierge, à part des excès de vitesse, mais bon, ça c’est le lot de tout un chacun, mais effectivement c’est très très dur. Et quand je vois les procédures … j’ai plusieurs amis qui ont abandonné la procédure de naturalisation parce que maintenant il y a un examen, etc, on doit se justifier, justifier pourquoi on est ici. Si on est venus ici, il y a une bonne raison. Moi, je suis venue parce que mon mari travaillait ici, mais lui s’il est arrivé ici c’est parce qu’il avait besoin de travailler et que son pays ne le lui permettait pas. Au fin fond de la Sicile, je vous dis franchement, la situation est encore pire que dans les pays du tiers-monde. Dans certains pays du tiers-monde. Et ça, personne ne s’en rend compte. Et je me bats un petit peu pour montrer aussi … c’est pour ça que j’ai voulu faire partie de cette association de travailleurs italiens, parce qu’on n’est pas venus ici pour profiter de quoi que ce soit, on est venus ici pour apporter notre contribution, notre savoir-faire. Et non pas pour profiter de se dire « j’ai un boulot, je gagne mon fric chaque fin de mois, et c’est tout ». Non, c’est pas pour ça. Et les jeunes qui arrivent aujourd’hui, et je suis en relation avec beaucoup d’entre eux, ce sont des ingénieurs, des diplômés, qui s’abaissent aussi à travailler en tant que serveurs dans la restauration et qui sont payés trois sous, pire que des esclaves. Ou vous arrivez avec Erasmus et il y a tout un parcours universitaire qui est fait et à ce moment-là, oui, vous allez pouvoir trouver un travail à votre niveau, mais si vous arrivez simplement avec un diplôme italien et que vous n’êtes pas passé par tout le cursus habituel, c’est très difficile. Déjà mon baccalauréat n’a pas été reconnu ici. J’ai un baccalauréat français en sciences économiques et sociales. Il n’est pas reconnu. Et j’ai abandonné l’idée de le faire reconnaître, parce que je me dis que si un employeur veut m’engager, ce ne sera pas pour mes diplômes ou des choses comme ça, ce sera parce que je saurai faire quelque chose. Ce n’est pas forcément un bout de papier, un CFC ou quoi qui va nous démontrer ce qu’on sait faire. Et ça, j’en suis convaincue. Peu importe qu’on n’ait pas reconnu mon baccalauréat en Suisse, je m’en fiche.
Il y a des gens qui croient en nous, il y a certaines personnes qui passent au-dessus. Pas beaucoup, mais ça existe. J’en ai connu. Malheureusement, j’ai maintenant des problèmes de santé, je ne peux plus travailler, mais j’ai aimé mon métier, j’ai aimé le faire, j’étais à 200% dans mon métier parce que j’avais choisi d’être secrétaire médicale. Ce n’est pas un sous-métier comme on pourrait le croire. Et ce n’est pas un métier administratif. Il faut avoir énormément de cœur, surtout dans le service où j’ai travaillé. Au début, c’était la chirurgie générale, il faut être très compréhensifs avec les patients, les gens, il faut avoir énormément d’empathie. Je ne parle pas de la fameuse période des trois semaines de mes débuts où on m’a trouvée trop gentille (rire). Ensuite, en néonatologie, savez-vous qu’on reçoit des appels des parents qui sont dans une détresse totale ? Et là, si vous n’avez pas le minimum d’écoute, vous pouvez changer de métier.
Enfant d’immigrés à Lyon
Mes parents avaient émigré en France. C’est en quelque sorte une histoire qui se répète. Dans la famille de mon papa, ils étaient huit frères et sœurs, tous ont émigré. Mais l’émigration était encore plus ancienne, car mon papa avait des tantes et oncles qui étaient des immigrés aux États-Unis, au Venezuela, en Argentine. Cela ne s’est pas toujours très bien passé, finalement aujourd’hui je me dis que je ne m’en sors pas si mal. J’ai réussi à tirer mon épingle du jeu parce que j’ai peut-être un caractère aussi comme ça.
En revenant aux grands-tantes et grands oncles de mon papa, qui avaient déjà émigré, cela faisait que depuis tout petit, mon papa connaissait ces histoires d’émigration. Surtout en Sicile. C’est une migration qui a débuté après la première guerre mondiale, à partir de 1920. Ils sont partis aux États-Unis. C’était vraiment la première vague d’émigration qu’on a connue dans la famille. Ensuite, deuxième guerre mondiale, et forcément, la reconstruction s’est faite énormément au centre de l’Europe. Centre et nord de l’Europe. Pas tellement au sud. Au sud, ça a été un petit peu oublié, donc on n’a pas eu trop de reconstruction. Et il y a eu beaucoup d’événements qui se sont passés en Sicile, du coup deuxième vague d’émigration. Mon papa nait à ce moment-là, en 1947, et il connait depuis son enfance ces problèmes d’émigration, ces problèmes de travail, ces problèmes qu’il faut se battre pour avoir quelque chose et qu’on doit partir du village parce que sinon on n’arrivera à rien.
Plutôt que de reconstruire le village, et de continuer à s’implanter dessus, il faut partir. Tous ses frères et sœurs ont vécu l’émigration, et lui est parti avec un de ses frères qui se trouvait en France. Parce que son frère lui dit : « écoute, moi je peux te faire entrer dans l’usine où je travaille, je te trouve une place et tu pourras y travailler ». Et c’est ce qu’il a fait. Mon papa est parti de la Sicile en 1966, il avait 19 ans, il arrive en France. Il s’est énormément battu, comme un lion et c’est peut-être de lui que je prends aussi cette volonté qui est la mienne. Lui est allé aux cours du soir pour apprendre le français car il voulait être intégré, il ne voulait pas faire la vie que les autres faisaient. Presque toute la fratrie de mon papa était en France.
Sur les huit frères et sœurs, deux étaient aux États-Unis, un est parti au nord de l’Italie mais est revenu assez vite, et seulement une tante est restée au village.
Il a vécu, durant son enfance, ce déchirement de sa maman qui recevait des lettres. Ma grand-mère nous racontait qu’elle recevait les lettres des États-Unis, qu’elle attendait avec impatience, et tout ça. Mon papa n’a pas accepté d’émigrer aux États-Unis, il trouvait que c’était trop loin, il n’aurait pas pu revenir régulièrement au village, il a préféré partir en France. Ses autres frères et sœurs qui se trouvaient en France ne parlaient pas beaucoup le français. Donc ils n’ont pas pu progresser. Lui, il voulait évoluer. Il voulait pouvoir faire plein de choses, il voulait pouvoir donner une éducation à ses enfants. C’est vrai qu’il s’est battu. Il a été à l’école du soir, il parle extrêmement bien le français, sans quasiment d’accent, il a toujours très très bien parlé, d’ailleurs c’est lui qui venait aux réunions de parents. C’était vraiment exceptionnel. Il nous a donné cette hargne. Il a connu ma maman par le biais de ses frères et sœurs, parce que c’était une communauté qui habitait la même rue en France. Et dans cette ville, tout le monde se connaissait, tel était parrain de tel, etc. Ma maman était là pour le baptême d’une de mes cousines, et c’est là où ils se sont connus. Ils se sont mariés, et ma maman est venue habiter en France. Pour elle en revanche, ça a été complètement différent. Contrairement à mon papa qui était très favorable à l’intégration, elle a eu beaucoup de mal, elle est tombée en dépression parce qu’elle ne supportait pas la vie en France. Maintenant, au fil du temps, elle s’y est faite. Elle a fini par trouver un emploi, une fois qu’elle a été plus intégrée, c’était mieux, mais elle a eu beaucoup de mal. Pour elle, c’est vraiment un regret de ne pas avoir pu rester au village. Je pense que pour une fille, c’est peut-être un peu différent, et aussi qu’elle avait d’autres attaches, des choses comme ça. Je viens de famille d’émigrés depuis plusieurs générations.
Moi, je ne pensais pas, franchement, je ne pensais pas émigrer moi-même. On était installés en France, on était acceptés, j’avais trouvé du travail. On était très bien intégrés. Je n’imaginais pas rencontrer quelqu’un et partir avec lui. Ma sœur est restée en France. Moi, j’ai connu mon mari et je suis arrivée ici. L’histoire se répète. Mes parents ne le voulaient pas, ils auraient préféré que je reste tout près d’eux. Maintenant, je dis à mes enfants, si vous devez émigrer, allez-y. Du coup, ils ne veulent plus partir. Ils disent que ça suffit.
Mes parents ont décidé que ma sœur et moi devions prendre la nationalité français, mais eux ont refusé, parce qu’ils ne voulaient pas perdre la nationalité italienne, à l’époque c’était comme ça. Alors ils nous ont fait prendre la nationalité française parce que nous, en tant qu’enfants nées en France, on avait le droit à la double nationalité. Ainsi, j’avais la double nationalité, la française, l’italienne, et maintenant la suisse. Et j’ai décidé que mes enfants seraient la même chose que moi, je leur ai fait prendre les trois nationalités. Je leur ai dit qu’ils doivent être fiers des origines qu’ils ont. Je veux qu’ils soient fiers de tout ce qui est notre parcours, de pourquoi on en est arrivés là. Ça a l’air tout simple, on se dit, voilà, on est là, on est intégrés, on a une voiture, on a une maison, c’est simple. Tout le monde dit c’est super simple, tu as de la chance. Mais la chance de quoi ? je me suis battue pour avoir ce que j’ai aujourd’hui. Non, ce n’est pas si simple. Mais on doit être fier d’où on vient. Ne jamais oublier d’où on vient.
Lausanne, ce vieux village
J’ai beaucoup trop de choses à dire, je n’arriverai jamais à écrire moi-même tout ça. Surtout que le parcours à mon départ, à mon arrivée en Suisse, n’a pas été tout simple. Cette partie-là, non.
Au départ, mon idée était vraiment de raconter les difficultés au début, à mon arrivée.
Ce qui m’a énormément surprise à mon arrivée en Suisse, c’est le retour en arrière. Retour dans le passé. Ça a été un choc. Les vieux bus comme à Lausanne, on ne connaissait plus. Il n’y avait pas de métro, enfin, oui, il y avait la ficelle. C’est tout. Moi, j’arrivais de Lyon. Nous habitions un petit village en périphérie de Lyon, mais moi j’ai étudié à Lyon depuis mes 14 ans. Je prenais le bus seule, je faisais une heure et demie de trajet, et ce n’étaient pas des bus comme on les voyait ici. Ici, à Lausanne j’ai connu la batteuse, le bus qui faisait tac-tac-tac-tac-tac. Quand j’ai pris pour la première fois ce bus, je me suis dit que c’était un bus rétro, ce n’était pas possible, c’était juste pour une occasion spéciale, une exposition, une foire. Lausanne, c’est la campagne, encore plus que la campagne, c’est un village pour moi. J’en ai fait le tour en une journée à pied (rire). Et ça c’était un gros choc. Au niveau des technologies, tout ce qui était avancées médiatiques, etc, il me semblait vraiment qu’il y avait un recul ou alors une stagnation, je ne sais pas. Le temps s’était complètement arrêté. Je me disais que j’aurais pu me mettre une robe longue et retourner en 1960. Ou même avant peut-être. C’est vrai que dans les années 60 la mini-jupe était déjà à la mode (rire) !
C’est ce qui m’a choquée le plus, le retour en arrière. C’est choquant même aujourd’hui. Lyon est une ville immense et juste magnifique. On avait déjà 5 lignes de métro qui passaient dans tout Lyon. Se retrouver dans une petite ville comme ça, c’était franchement bizarre. Je trouve super de pouvoir le dire avec ce récit, parce que personne ne veut nous croire. A l’époque, c’est vrai, il y avait eu énormément de progrès à Lyon, il y avait eu une évolution qui était fantastique, avec le début de la création de tout le quartier Confluence. Je n’ai pas connu la fin de la création de ce quartier, avec l’aquarium, des zoos en pleine ville. On a le parc de la Tête d’Or qui est juste magnifique. Je ne suis pas particulièrement chauvine, mais c’était bien. J’y suis retournée dernièrement, j’ai pris les transports en commun, c’est encore mieux qu’avant. J’aime retourner, ça me rappelle plein de souvenirs et je m’émerveille encore de beaucoup de choses. Je trouve que c’est aussi une bonne chose d’être partie, parce que quand on est dans une grande ville, on finit par ne plus apprécier, on ne sait plus où on vit, c’était la normalité pour moi. Alors que d’être venue ici, d’avoir vu, de revenir en arrière, et puis de retourner à Lyon, de s’émerveiller encore de cette magnifique ville, je trouve que c’est riche. Je suis contente d’être là.
Sortir des ghettos
Maintenant je vis à la campagne, nous voulions que nos enfants puissent faire du vélo, dans un endroit plus calme. On est arrivés à Carouge car notre désir était d’avoir une maison pour nos enfants, qu’ils vivent plus librement qu’à Bellevaux. Nos enfants ont appris à faire du vélo, ils étaient libres, ils jouaient dehors, ils étaient tachés, mais je m’en fichais, pour moi ce n’était pas le but de les tenir tout proprets. J’ai été intégrée là parce que j’avais des enfants déjà, j’en avais déjà deux et le troisième est né là-bas. Par le biais de mes enfants et parce que je faisais partie d’une société de gymnastique, j’ai connu beaucoup de femmes, c’était super sympa, mais effectivement il faut faire sa place, ce qui n’est pas évident. Mais quand c’est fait, c’est fait. Maintenant dans le village tout le monde nous connait, ça fait quinze ans qu’on est là. Mais ça me tenterait bien de revenir à Lausanne. On habitait Bellevaux, au chemin d’Entre-Bois. Quand on est arrivés en 1997, c’était magnifique, le calme total, la campagne. Et ensuite il y a eu une espèce de ghetto qui s’est formé. Nous habitions d’un côté de la rue, et de l’autre côté il y avait ces grandes tours et j’ai ressenti qu’il y avait comme des ghettos, avec des réfugiés, des demandeurs d’asile qui avaient été rassemblés là et ça me donnait une forme d’oppression. On était en 2004-2005 et je me demandais quel était le but de ça, quel est le but de faire encore ces ghettos, ça n’existe plus les ghettos, mais c’était ce qu’on ressentait. On avait les patrouilles de police qui passaient régulièrement, plusieurs fois par jour. C’est moi qui n’ai pas supporté, c’est moi qui ai souhaité à tout prix partir. Parce qu’en étant immigrée moi-même je n’acceptais pas cette situation. Je n’avais pas les moyens, ni le temps, de m’impliquer plus activement là-dedans. J’ai préféré partir. J’habitais Bellevaux, je prenais le 8 pour descendre à mon travail à l’avenue de la Gare, c’était le centre-ville, on voyait la différence. Je voulais changer de quartier, mais mon mari était très attaché au chemin d’Entre-Bois, il a dit si on part, on part vraiment hors de Lausanne. On n’a pas voulu retourner en Italie, pour moi il n’en était pas question, je n’ai jamais vécu en Italie, qu’est-ce que je vais bien faire là-bas ? Mais pour la retraite, oui, pour le climat. Mais maintenant ça me dirait bien de revenir à Lausanne.
En fin de compte, sourire, garder son coeur et sa porte ouverte
Ma propre migration a beaucoup apporté à mon entourage au niveau relationnel. Je suis quelqu’un de très ouverte, généreuse, et j’ai trouvé que beaucoup de gens se sont ouverts à mon approche. Ma porte est toujours ouverte. Les vrais amis que j’ai trouvés ici le savent. Je n’ai pas tendance à me raconter comme je le fais aujourd’hui. Mais c’est super de pouvoir leur dire que ma porte est ouverte, qu’ils peuvent me demander des services. J’ai vu des changements chez les gens, je suis bénévole du jumelage Carouge Suisse-Carouge France. Je suis partie pour donner un coup de main à la cuisine pour un camp d’enfants à Carouge France. Les personnes qui organisaient cela étaient des suisses, du monde paysan suisse, tout était organisé, réglé, pas de place pour l’improvisation. J’ai fait comme elles, j’ai respecté tout leur travail fantastique, mais le soir, une fois les enfants couchés dans les tentes, j’ai sorti ma bouteille de Spritz, mon champagne, et j’ai fait des cocktails pour tout le monde. Le lendemain soir, on a recommencé à faire la fête, mais ce n’était plus moi qui étais la faiseuse de fête, c’était les autres. Il y a encore des petites jeunes qui me disent :
- Quand est-ce que tu reviens avec nous ? quand est-ce qu’on repart en camp ensemble ?
Voilà, j’ai apporté mon ouverture, mon ouverture d’esprit à tout, parce que forcément en étant immigré, on est obligé de s’ouvrir un peu à toutes les cultures. C’était super chouette, on a passé dix jours extra, j’étais fatiguée comme pas deux, mais c’était tellement enrichissant, j’étais au contact des enfants, tout le monde m’appréciait. C’était vraiment super, tout ce que j’ai pu donner de moi, de qui je suis, ça s’est reflété. Maintenant, c’est cette équipe-là qui organise des soirées pour récolter des fonds pour pouvoir partir, et je participe tout le temps. cette ouverture de cœur, ouverture d’esprit qui compte, elle vient de tout mon parcours, je ne serais pas entière sans cela. Maintenant les gens qui me connaissent, ils savent, et il n’y a plus de visage fermé. Mais j’ai tellement pleuré, parce que ça a été difficile quand je suis arrivée, j’étais seule, je n’avais pas ma maman tout près, elle travaillait encore, il y eu tellement de choses douloureuses dans mon passé qu’aujourd’hui j’ai envie d’être heureuse tout simplement. Et puis de sourire. Un sourire ça mange pas de pain. Simplement être gentille, avoir un regard gentil avec les gens.
Récit recueilli à Lausanne, décembre 2021, mis en forme par Françoise Bonny – association Nanaboco